Par Joan Tilouine (avec l'ICIJ)
LE MONDE Le 05.04.2016 à 09h53
C’est un immeuble banal sur la Calle 54, dans le quartier
financier de Panama City. Au premier étage se trouve le siège d’une des plus
grandes sociétés mondiales de domiciliation d’entreprises offshore : Mossack
Fonseca. Depuis des décennies, les secrets les mieux gardés de la finance y
sont dissimulés. En toute discrétion, la firme panaméenne a enregistré des
centaines de milliers de sociétés dans des paradis fiscaux tels que les îles
Vierges britanniques, Nioué, les Seychelles, les Emirats arabes unis, ou à
domicile au Panama.
Le Monde a eu accès à plus de 11 millions de fichiers
internes de Mossack Fonseca, obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche
Zeitung et partagés au réseau du Consortium international des journalistes
d’investigation (ICIJ). On retrouve dans les « Panama papers » certains de ces
hommes et femmes d’affaires qui opèrent en Afrique à travers des complexes
circuits financiers offshore.
Les « Panama papers » en trois points
Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées
par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu
accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le
monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du
cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés
offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais
exploitée par des médias.
Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers
d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du
sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions
internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs
actifs.
La femme de l’ancien président guinéen
Mamadie Touré n’est pas vraiment une consultante et encore
moins une spécialiste du secteur minier en Guinée. En 2006, la quatrième épouse
du président-général guinéen Lansana Conté, arrivé au pouvoir par la force
vingt-deux ans plus tôt, figure pourtant dans les « Panama papers ». Cette même
année, elle devient en effet fondée de pouvoir de la société Matinda Partners
and Co Ltd.
Ce véhicule financier de l’épouse du président est domicilié
bien loin de Conakry : aux îles Vierges britanniques, un paradis fiscal opaque.
Selon les documents internes de la firme panaméenne Mossack Fonseca consultés
par Le Monde, c’est une société genevoise de gestion de fortune, Agefor SA, qui
l’a enregistrée et a orchestré le montage financier complexe pour dissimuler le
plus possible le nom de la première dame. Comment ? A travers d’autres
véhicules financiers comme Beneficence Foundation, actionnaire de Matinda, dont
le gérant n’est autre que Agefor SA.
Lire aussi : Les Africains du Panama (2) : ces ministres en
Algérie et en Angola clients de Mossack Fonseca
En 2006 toujours, Mamadie Touré est approchée par le
diamantaire Beny Steinmetz Group Ressources (BSGR), qui a ouvert une filiale à
Conakry. Des représentants de l’homme d’affaires franco-israélien lui auraient
demandé de convaincre le président de lui céder les droits sur le plus grand
gisement de fer inexploité au monde, Simandou, ce que le groupe Beny Steinmetz
a toujours démenti catégoriquement. En 2008, année de la mort du chef de
l’Etat, le groupe obtient toutefois les droits de la concession grâce à l’aide
de Mamadie Touré qui signe plusieurs documents et contrats avec BSGR en tant
que « femme d’affaires » à la tête de Matinda Partners and Co Ltd, une société
fermée en 2010, selon les « Panama papers ». Elle aurait perçu, selon ses
déclarations aux enquêteurs américains, plus de 5,3 millions de dollars.
Contactée à plusieurs reprises, Mme Touré n’a pas souhaité s’exprimer. Beny
Steinmetz sera par la suite accusé de corruption par les justices américaine et
suisse.
Lire aussi : Les Africains du Panama (1) : les circuits
offshore des « fils de »
L’incontournable Beny Steinmetz
On croise également Beny Steinmetz directement dans les «
Panama papers ». Le diamantaire franco-israélien, établi à Genève, est à la
tête d’une fortune estimée entre 4 et 8 milliards de dollars (3,5 et 7
milliards d’euros) acquis grâce à des affaires réalisées en Afrique à travers
des sociétés hébergées dans les paradis fiscaux. Le cœur de son empire est une
fondation liechtensteinoise créée en 1980, Balda, dont Me Marc Bonnant, avocat
à Genève, est administrateur et Beny Steinmetz un bénéficiaire et conseiller.
Dans les « Panama papers », M. Steinmetz apparaît comme
ayant droit économique de la société Octea Ltd qui détient des parts dans une
myriade d’autres entreprises domiciliées dans un port franc de Genève et dans
d’autres trous noirs de la finance et du commerce. Détenue par BSGR, domiciliée
à Guernesey, Octea Ltd, enregistrée aux îles Vierges britanniques par Mossack
Fonseca, est l’unique actionnaire de Koidu Holdings SA, devenue Koidu Ltd en
2012.
Lire aussi : La justice panaméenne ouvre une enquête sur les
révélations des « Panama papers ».
Cette dernière société exploite des mines de diamants à
l’est de la Sierra Leone et fournit principalement le joaillier américain
Tiffany & Co. Selon le Réseau africain de centres de journalisme
d’investigation (ANCIR), partenaire comme Le Monde pour l’enquête « Panama
papers » du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ),
Octea a exporté entre 2012 et 2015 des diamants bruts pour un montant de 330
millions de dollars. Mais, selon l’ANCIR, la complexité des montages financiers
offshore révélés par les documents internes de Mossack Fonseca permet une
évaporation des revenus à travers les sociétés établies dans des paradis
fiscaux. C’est ainsi que Koidu Holdings SA ne détenait, en 2007, que 5 401
dollars sur son compte HSBC.
Toutefois, la gestion agressive du groupe Steinmetz,
principal investisseur privé étranger dans le pays, a provoqué des tensions
avec les autorités locales sierra-léonaises qui ont pointé en 2015 de nombreux
impayés et des abus, comme l’a confirmé au Wall Street Journal l’ancien chef
exécutif de BSGR, Brett Richards, qui a démissionné avec perte et fracas.
Contacté par l’ANCIR, le groupe Beny Steinmetz Group Ressources n’a pas
souhaité réagir.
L’homme le plus riche d’Afrique
Celui dont la fortune est estimée en 2016 à 17 milliards de
dollars par Forbes apparaît également dans les « Panama papers ». Aliko Dangote
est l’un des actionnaires de la société pétrolière Ovlas Trading SA enregistrée
en 2003 par Mossack Fonseca aux îles Vierges britanniques et dirigée par son
neveu, Sayyu Dantata. Selon un document consulté par Le Monde daté de 2009, les
deux hommes sont actionnaires de cette société au capital d’un million de
dollars. L’autre actionnaire est la société Oil & Gas Co Ltd domiciliée aux
Seychelles et à Lagos, capitale économique du Nigeria. Aliko Dangote est connu
pour avoir justement fait fortune dans les secteurs non pétroliers du ciment,
du sucre et du blé.
Lire aussi : « Panama papers » : le Panama, trou noir de la
finance mondiale
En 2011, Ovlas SA change de nom pour devenir Petrowest SA et
de juridiction pour s’établir aux Seychelles, selon les « Panama papers ». M.
Dantata reste le principal actionnaire aux côtés de Patrice Alberti, un ancien
banquier de BNP Paribas, qui a alors pour adresse Ovlas Services SA à Genève.
Aliko Dangote a également été actionnaire de Petrowest. Cette société est une
filiale du groupe MRS, dirigé par M. Dantata et M. Alberti, dont l’activité
s’étend à toute l’Afrique de l’Ouest et au Cameroun. Contacté, M. Dantata s’est
refusé à tout commentaire, estimant que rien ne l’empêchait de posséder des
sociétés immatriculées aux îles Vierges britanniques.
John Bredenkamp, un proche de Mugabe
On retrouve aussi dans les « Panama papers » l’homme d’affaires
zimbabwéen John Bredenkamp, 75 ans, très proche du dictateur Robert Mugabe, 92
ans. Connu pour avoir contourné l’embargo qui s’appliquait à la Rhodésie
d’autrefois, M. Bredenkamp a aussi été accusé d’avoir vendu des armes au début
des années 2000 à la République démocratique du Congo, où il s’en ensuite vu
octroyer des mines dans le Katanga par le président Laurent Désiré Kabila.
Son nom figure en 2008 sur la liste noire du département du
Trésor américain qui pointe cet « insider du régime de Mugabe » bien connu pour
ses activités de vente d’armes, de commerce du tabac, ses investissements
douteux, sa présence dans les secteurs du pétrole, du tourisme et du diamant,
ainsi que son financement d’« entités para-étatiques » au Zimbabwe. Parmi les
19 sociétés pointées par l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), chargé de
sanctionner les entreprises faisant commerce avec des pays placés sous embargo
américain, quatre ont été enregistrés par Mossack Fonseca : Timpani Export Ltd,
Ridgepoint Overseas Developments Ltd, Tremalt Ltd, Breco International.
Que sait-on de la source des « Panama papers » ?
Le « leak » qui a mis au jour le scandale des « Panama
papers » a permis la fuite de millions de documents et données de la firme
panaméenne Mossack Fonseca. Elle provient d’une source qui a remis
gracieusement au Süddeutsche Zeitung les fichiers de la firme spécialisée dans
le montage de sociétés offshore. Pour le protéger, l’identité du lanceur
d’alerte n’a pas été divulguée aux médias partenaires du Consortium international
de journalistes d’investigation (ICIJ) qui ont travaillé sur l’enquête.
L’authenticité des fichiers a toutefois pu être vérifiée à
deux reprises, par la Süddeutsche Zeitung et par Le Monde.
Plusieurs fractions
de ce « leak », parcellaires et plus anciennes, avaient été vendues aux
autorités fiscales allemandes, américaines et britanniques au cours des
dernières années, une procédure qui est devenue relativement habituelle,
notamment en Allemagne. La France fait ainsi partie des pays qui se sont vus
proposer l’achat d’une partie des « Panama papers ». Outre-Rhin, les
investigations sur la base de ces documents ont donné lieu à une série de
perquisitions en février 2015 contre des banques allemandes soupçonnées de
complicités de blanchiment et de fraude fiscale. La Commerzbank, deuxième
établissement bancaire d’Allemagne, a accepté en octobre 2015 de payer 17
millions d’euros d’amende pour avoir aidé certains de ses clients à frauder le
fisc avec l’aide de sociétés enregistrées par Mossack Fonseca.
Au grand dam de Mossack Fonseca, la société Tremalt Ltd a
été citée dans un rapport de l’ONU daté de 2002 qui révélait son activité
minière illégale en République démocratique du Congo (RDC) pour financer le
régime zimbabwéen. « Le général Sibusiso Busi Moyo conseillait Tremalt (…) qui
représentait des intérêts financiers de l’armée du Zimbabwe qui négociait avec
des sociétés minières d’Etat de RDC », précise le rapport. Selon les experts de
l’ONU, cette société représentée par M. Bredenkamp détenait les droits
d’exploitation de six concessions minières de la Gécamines (société minière
d’Etat) renfermant près de 2,7 millions de tonnes de cuivre et 325 000 tonnes
de cobalt estimées sur vingt-cinq ans.
Or Tremalt Ltd aurait payé seulement 400 000 dollars au gouvernement
congolais pour ces concessions, dont la valeur est estimée à plus d’un milliard
de dollars. L’ONU souligne que « les véritables bénéficiaires de Tremalt sont
dissimulés derrière des trusts et des holdings enregistrés aux îles Vierges
britanniques et à l’île de Man ». Et ça, c’est le travail de Mossack Fonseca.
« Dans notre base de données, nous avons également trouvé M.
Bredenkamp comme directeur d’autres sociétés qui ne sont pas listées par l’OFAC
», écrit un cadre de la firme panaméenne dans un message consulté par Le Monde.
Il y en a sept, selon le service de conformité de Mossack Fonseca.
Lire aussi : « Panama papers » : l’incroyable histoire de
Mossack Fonseca
En 2009, John Bredenkamp apparaît cette fois sur la liste
noire de l’Union européenne pour le soutien financier qu’il apporte au régime
de Robert Mugabe à travers ses sociétés offshore. Ce qui ne suscite pas pour
autant l’inquiétude des cadres de la firme panaméenne. « Le fait est que ce
gars est sur la liste [des Etats-Unis et de l’Union européenne] et devrait y
rester longtemps. Donc nous devons continuer à être extrêmement prudents [avec
lui] », écrit Jürgen Mossack dans un message interne. Plus tard dans la même
année, la prudence vire à la panique et Mossack Fonseca rompt tous ses liens
avec M. Bredenkamp.
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